Réseau des collectivités Territoriales pour une Économie Solidaire

Publié le 1 février 2018

Entretien croisé : la « compréhension élargie », outil de développement territorial

L’Institut des Territoires Coopératifs est un centre d’action-recherche-transmission sur la coopération. Entretien croisé avec Jacques Bilirit, vice-président du Conseil Départemental de Lot-et-Garonne, et président du Comité Départemental du Tourisme, et Anne Beauvillard, co-fondatrice de l’InsTerCoop. L’Institut des Territoires Coopératifs organisait un colloque le 30 janvier sur la maturité coopérative.

L’Institut des Territoires Coopératifs étudie les processus de coopération sous l’angle de la pensée complexe, et développe une connaissance spécifique pour mettre la coopération en action. Ses travaux débouchent sur le concept de « maturité coopérative », comme levier de résilience organisationnelle et territoriale.

Le Conseil Départemental de Lot-et-Garonne a été la première collectivité territoriale à intégrer l’Observatoire de l’Implicite de l’Institut des Territoires Coopératifs dans l’élaboration d’une nouvelle politique publique : entretien croisé avec Jacques Bilirit, vice-président du Conseil Départemental, et président du Comité Départemental du Tourisme, et Anne Beauvillard, co-fondatrice de l’InsTerCoop.

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Jacques Bilirit, dans quel contexte avez-vous fait appel à l’Observatoire de l’Implicite ?

Jacques Bilirit : Nous souhaitions redéfinir notre stratégie touristique, et c’est dans ce cadre que nous avons sollicité l’Observatoire de l’Implicite. Le tourisme a connu ces dernières années, des mutations rapides et importantes : des mutations sociologiques, technologiques, des mutations de l’offre, des mutations institutionnelles… En Lot-et-Garonne, le tourisme représente un chiffre d’affaires global de l’ordre de 300 M€ et 5000 emplois directs. C’est un secteur économique de poids et non seulement nous devons nous adapter aux mutations, mais nous souhaitons également être pro-actifs.

En 2016, nous avons lancé les États Généraux du Tourisme, une démarche de co-construction d’une nouvelle stratégie de développement, avec pour objectifs majeurs d’accroître sensiblement le nombre d’emplois à l’horizon 2025. Nous avons souhaité y associer les collectivités, les chambres consulaires, les offices du tourisme, les professionnels, ainsi que les touristes et les habitants eux-mêmes. C’est dans ce contexte que nous avons fait appel l’Observatoire de l’Implicite, en complément d’autres travaux de design de la politique publique.

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Anne Beauvillard, qu’est-ce que l’Observatoire de l’Implicite ?

Anne Beauvillard : C’est un des piliers de l’Institut des Territoires Coopératifs, centre d’action-recherche-transmission pour apprendre à mettre la coopération en action. Comme les ressorts de la coopération ne se trouvent pas en surface, nous avons développé une démarche de « compréhension élargie », destinée à mettre en lumière la part implicite qui façonne nos territoires, et oriente l’action de ceux qui y vivent. C’est cette démarche que nous appelons l’Observatoire de l’Implicite : elle prend la forme de longues itinérances à pied au cœur des territoires, et à la rencontre de leurs acteurs. Elle permet d’élargir la compréhension d’un territoire, en reliant les fils invisibles entre les personnes, les collectifs sociaux, et le territoire en lui-même. L’Observatoire de l’Implicite met en lumière les compétences tacites d’un territoire et de ses acteurs. Il permet notamment de comprendre pourquoi ce qui se passe ici se passe, et se passe de cette manière, ou en quoi ce territoire-là est unique et différent.

Quel lien faites-vous entre ce que propose l’InsTerCoop et la co-construction de la stratégie développement touristique du département ?

J.B : Sur les 6,5 millions de nuitées annuelles, plus de la moitié sont non-marchandes. C’est-à-dire que beaucoup de nos visiteurs viennent ici en famille, ou chez des amis. Les habitants de Lot-et-Garonne sont de fait, les premiers ambassadeurs de leur département. Par leur accueil, ils jouent un rôle essentiel dans le développement touristique. Nous avons consulté la population par le biais de questionnaires, pour recueillir l’expression des habitants, leurs avis, leurs opinions.

Mais nous voulions aller plus loin. Nous voulions mettre en lumière la perception que les Lot-et-Garonnais ont de leur territoire, la manière dont ils vivent leur territoire. Nous voulions explorer les représentations, conscientes ou non, qu’ils en ont, afin que la nouvelle stratégie touristique puisse prendre en compte cette identité vécue, les leviers sur lesquels elle pourra s’appuyer, mais aussi les représentations limitantes qu’il faudra apprendre à dépasser.

C’est ce travail sur l’implicite qui nous semblait très complémentaire des autres outils plus analytiques que nous avons également mobilisés.

Deux par deux, les chargés de mission du Conseil Départemental et du Comité Départemental du Tourisme vous ont accompagné pour une étape complète : la marche d’approche, et la rencontre avec les habitants. Anne, pourquoi avez-vous souhaité qu’ils fassent eux-mêmes cette itinérance à vos côtés ?

A.B : Notre démarche part d’un principe simple : c’est celui qui fait, qui sait. Mais nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous savons, de ce que nous faisons, de ce que nous croyons faire, et ne faisons pas… Pour mettre en lumière l’implicite, les signaux faibles, nous explorons l’expérience vécue par les acteurs, plus encore que le résultat de leur action. Nous les amenons en réflexivité pour leur permettre d’explorer leurs pratiques, leurs motivations, leurs ressentis, de formuler leur expérience, et finalement de mettre en lumière leur propre part d’implicite. C’est cette approche phénoménologique et cette maïeutique qui rend l’Observatoire utile.

Les questions que l’Observatoire de l’Implicite posent sont, comme dit Brecht, les « questions qui rendent possible l’action ». Pour nous, il est fondamental que ceux qui vont piloter l’élaboration de la nouvelle stratégie touristique vivent cette expérience à nos côtés ; qu’ils entendent les habitants de Lot-et-Garonne s’interroger sur leur expérience du territoire ; qu’ils s’interrogent eux-mêmes et collectent la matière utile. C’est bien plus constructif pour eux, que de lire des réponses consignées dans un rapport élaboré par nos soins et livré à la suite de notre itinérance et de nos rencontres.

Cette itinérance a duré exactement un mois, et 8 longues rencontres avec des groupes d’habitants ont été organisées, sur une soirée et la journée de lendemain, en 8 lieux différents du département. Quels enseignements cette expérience originale vous a-t-elle apportés ?

J.B : L’expérience nous a apporté des enseignements utiles pour l’élaboration de notre stratégie touristique, mais aussi pour son déploiement. D’abord, un vocabulaire. Nous nous sommes rendu compte que les mots que les habitants utilisent pour parler de leur territoire sont différents que ceux que les professionnels ou les institutionnels utilisent. Ils sont à la fois plus simples, plus authentiques, plus vivants. Ce vocabulaire doit nous inspirer.

L’itinérance a clairement établi le lien qui existe entre l’estime de soi, de son environnement et de son territoire et la manière dont on l’entretient et le développe. Nous devons tous apprendre à développer un regard appréciatif sur notre territoire et ceux qui y vivent, c’est cela qui permettra aux habitants d’en devenir ambassadeurs.

D’autant plus que notre département est d’une grande diversité : paysagère bien sûr, mais également culturelle. Cette diversité est un formidable atout. C’est aussi un défi : comment parler simplement de ce qui est complexe et multiple, sans en perdre la richesse ?

L’itinérance a soulevé une autre un défi. Ici, l’habitat est dispersé, les fermes entourées des terres. La polyculture historiquement auto-suffisante, est encore très présente. Tout cela a contribué à une forte culture d’autonomie, voire d’indépendance. A l’heure où nous souhaitons coconstruire une stratégie, avec des acteurs multiples, dans un contexte de compétences partagées avec la Région et les intercommunalités, nous avons un défi culturel à relever pour mieux coopérer.

Selon vous, l’Observatoire de l’Implicite permet d’accéder à ce que vous appelez la « compréhension élargie ». Quelles sont les clés qui permettent de saisir ces « signaux faibles » dont il faut savoir tenir compte pour élaborer des stratégies prospectives ?

A.B : Nous avons identifié 5 clés pour accéder à l’implicite, à ce que nous appelons également la « compréhension humaine » comme Edgar Morin nous le propose, pour décrire le fait que nous cherchons à comprendre surtout « ce que vit autrui ».

Ces 5 clés sont le temps, la marche, la présence, l’introspection et le pas de côté. Le protocole de l’Observatoire de l’Implicite est ciselé pour respecter ces clés, qui a bien des égards, sont en rupture avec les injonctions actuelles d’urgence, de vitesse, ou de planification. Prenons le temps, il serait totalement illusoire d’accéder à l’implicite sans prendre le temps : en nous obligeant à aller vite, nous limiterions nos échanges au « déjà-pensé ». Le temps est un investissement : il faut savoir aller lentement, pour aller vite. Prenons également la présence. Avec ce mot, nous exprimons à la fois le fait d’être présent à l’autre, dans une qualité de relation et d’écoute qui ouvre un espace d’exploration intérieure et d’introspection, et présent à l’instant. Il arrive parfois que des personnes nous demandent de connaître les questions que nous allons leur poser, de manière à y réfléchir à l’avance avant notre rencontre. En fait, ce type de préparation est un piège qui nuit à la curiosité, la découverte réciproque, et de fait, à la qualité de présence. De même, avoir des questions préconçues qu’il faut explorer nous fait rester au niveau de l’explicite, du déjà pensé, déjà construit et de fait nous écoutons l’arbre qui tombe et pas les signaux faibles de la forêt qui pousse. Nous ne pouvons plus nous laisser surprendre. Au contraire, être présent, c’est être totalement mobilisé à saisir ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se voit, ce que l’on ressent.

En quoi cette approche peut-elle être un outil complémentaire de développement territorial ?

J.B : Au retour de son « itinérance », l’une des chefs de projet du Conseil Départemental a souligné l’intérêt pour elle de comprendre comment faire parler les gens, en fonction de ce qu’ils sont et pas uniquement en fonction de ce qu’ils représentent. Plusieurs des participants ont dit au retour de l’itinérance : « Nous pensions partir à la rencontre de nos administrés et nous avons rencontré des habitants ». Quant au chef de service du développement économique, il soulignait l’inconfort dans lequel la démarche l’avait mis initialement, mais qu’après l’avoir vécu, il lui serait aujourd’hui inconfortable de retourner à son fonctionnement précèdent.

Ces témoignages montrent la richesse qu’il y a à développer ce que Anne appelle la « compréhension élargie ». Que ce soit pour évaluer les politiques publiques, développer l’économie sociale et solidaire, ou élaborer des stratégies de transition écologique, nous devons apprendre à coconstruire, à coopérer avec des acteurs aux profils et aux intérêts différents, ancrés dans des territoires qui ont tous leurs spécificités. Nous ne pouvons y parvenir qu’en apprenant à mettre la compréhension humaine au cœur de nos dispositifs, de nos fonctionnements et de nos pratiques, et même de nos attitudes.

Retrouvez cet entretien croisé sur le site de l'institut des territoires coopératifs.