Réseau des collectivités Territoriales pour une Économie Solidaire

Publié le 25 juin 2009

Pour un nouvel esprit solidaire - Interview de Bruno Frère

Dans son ouvrage, « Le nouvel esprit solidaire », le sociologue Bruno Frère montre que l’économie solidaire aujourd’hui s’inscrit dans les mêmes valeurs que le mouvement social né au 19è siècle. Porteur d’une proposition d’organisation sociale et politique alternative à l’économie de marché, cet imaginaire de l’économie solidaire pourrait, selon lui, servir à renforcer la dimension politique de l’économie sociale et solidaire.

_

Vous discernez deux grandes caractéristiques autour desquelles se reconnaissent les initiatives d’économie solidaire : la première est la reconnaissance d’une universelle compétence, que désigne-t-elle ?

On voit en effet renaître avec l’économie solidaire la même commune compétence reconnue à chacun et le même type de confiance que portaient les associations et coopératives qui se sont développées en France à partir de la révolution de 1848. De part sa simple humanité, tout le monde possède un savoir et chacun est reconnu capable et compétent, y compris les personnes les plus démunies. C’est présent dans les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs (RERS) ou pour les personnes qui n’ont parfois d’autre choix que de lancer leurs propres initiatives économiques pour tenter de s’en sortir. On a, pour les encadrer, un ensemble de structures, la plupart associatives, qui plutôt que de les aider à retrouver un emploi sur un marché qui n’emploie pas suffisamment, vont reconnaître à ces chômeurs des compétences et les aider à les déployer par un accompagnement. Cette reconnaissance de commune compétence rompt avec une logique « assistantielle ».

La seconde caractéristique est un impératif d’action morale, quel est-il ?

Parmi les bénévoles de l’économie solidaire, on retrouve une même propension à reconnaître chez les personnes les plus démunies leur propre subjectivité. Les risques que l’on encourt soi-même dans une société de plus en plus précarisée font que l’on peut se retrouver dans une situation de désaffiliation ou d’exclusion. Pour une classe sociale moyenne, l’impératif est là, il faut agir et prendre des initiatives. Ces acteurs bénévoles se mobilisent, s’engagent dans des associations de solidarité pour appuyer des initiatives micro-économiques ou épargnent dans des cagnottes collectives que sont les Cigales, etc. On n’est plus dans du bénévolat classique mais dans la reconnaissance d’autrui et dans l’impératif catégorique d’aider autrui comme si en fin de compte on s’aidait soi même.

Ces deux grandes caractéristiques se développent dans quatre dimensions de principes et de valeurs : la convivialité, l’innovation, l’autogestion et le politique…

En effet, on retrouve dans cette économie un ensemble de valeurs politiques et morales qui étaient aussi celles de l’associationnisme de Proudhon au 19e. On reconnaît d’abord ce que j’appelle la filia ou la convivialité. Ces micro-initiatives se développent parce que les individus sont très proches les uns des autres et entretiennent des rapports de proximité et d’amitié. Ces rapports humains composent du lien social. L’innovation est une deuxième dimension importante de l’économie solidaire qui cherche, créé, invente de nouveaux marchés dans des secteurs délaissés par le privé et par le public pour développer des initiatives. Mais attention, cette notion de créativité et d’innovation est aussi une notion véhiculée par les entreprises capitalistes conventionnelles. Ce qui n’est pas le cas de la dimension d’autogestion, qui, elle, échappe à la tentation de récupération par les dynamiques du capitalisme. L’économie solidaire est bien dans une gestion collective de la création et de la décision. Le porteur de projet participe aux discussions avec des bénévoles, avec le Conseil d’administration, avec les élus de collectivités locales et toute une série d’autres acteurs. On est là dans une dynamique relativement proche de l’autogestion telle qu’on a pu l’entendre à la fin des années 70. Enfin, la dimension politique est cruciale pour éviter que ces initiatives ne soient considérées comme marginales, faites par et pour les pauvres avec le risque de réduire l’économie solidaire à un rôle de béquille de l’économie conventionnelle. Ces 4 dimensions sont plus ou moins accentuées en fonction des associations, mais elles sont présentes aujourd’hui comme elles étaient présentes au 19è siècle.

Comment situez-vous l’économie solidaire au regard de l’économie sociale ?

Dans l’ouvrage, j’essaye de montrer que ces micro initiatives que l’on appelle économie solidaire aujourd’hui, c'est-à-dire : les services de proximité, la micro-finance, les RERS, les SELs, le commerce équitable ou les Amaps, ne font jamais que réanimer ce qui fut à l’origine des grandes associations para-publiques du secteur médico-social, des grandes coopératives et des mutuelles qui font l’économie sociale. Ces dernières sont nées dans un contexte de désaffiliation massive au 19e siècle pour résoudre toute une série de problème par le mutuellisme et le coopératisme. L’économie alternative des années 70, que l’on appelle solidaire suite aux travaux de Jean-Louis Laville, ne fait que rappeler à l’économie sociale d’où elle vient. Et à l’inverse on voit bien comment l’économie solidaire pèse par rapport à l’économie sociale.

On en trouve notamment l’illustration dans les forums sociaux mondiaux où l’économie solidaire se retrouve massivement, y revendique sa position militante et engagée, porte de nouvelles propositions d’organisations sociales et reproche à l’économie sociale de ne pas en faire autant. Si ce n’est que le village de l’ESS du forum social de Paris St Denis de 2003 n’a pu exister qu’avec l’appui financier de l’économie sociale. Et ceci parce que des mutuelles et des coopératives ont jugé crucial d’apporter leur contribution à ce lieu de débat démocratique. Je pense que si la distinction a une raison d’être au niveau de la terminologie, en terme de projet de société il serait bien intéressant de voir les uns et les autres se rapprocher.

La dimension politique est importante, en effet. Il y a là des combats et des liens transversaux. Si l’économie solidaire a retrouvé un contact avec des populations les plus démunies dont l’économie sociale ne s’occupe plus, elle ne saurait pour autant se marginaliser par rapport à son partenaire de lutte au sein de laquelle on trouve de gens ouverts et attentifs à ce qui se passe dans l’économie solidaire. Et malgré ses moyens, l’économie sociale pèse d’un poids tout relatif par rapport à l’économie de marché.

Quel soutien pourrait attendre l’économie solidaire des politiques publiques ?

Dans la situation de crise actuelle, il y a nécessité à soutenir l’économie solidaire parce que, d’ores et déjà, elle permet de résoudre des situations de précarité, des situations d’exclusion, de désespérance sociale. On ne peut pas rompre avec la demande d’emploi des personnes au chômage. Pour autant, on pourrait espérer que l’économie solidaire ne soit pas réduite à l’insertion. En France et en Belgique, j’ai pu observé qu’on finance plus facilement les initiatives d’insertion et de création d’emploi que de développement d’une économie alternative. Les initiatives qui cherchent à intégrer idéalement l’économie solidaire dans ses diverses dimensions, par exemple un magasin de commerce équitable et bio ou une Amap, se confrontent au légitime discours des collectivités locales qui évaluent ces activités en terme de risques au regard du marché conventionnel. Créer de l’économie solidaire avec toutes ses dimensions nécessite en effet davantage de temps et un accompagnement plus complexe. C’est au final plus risqué que la création d’une pizzeria dont le potentiel et le marché sont mieux connus. Or l’économie solidaire ne peut pas se cantonner à la seule mission de réduire le nombre de chômeur, si elle a pour projet de réinventer une économie.

Le contexte de crise actuelle dessine-t-il de nouveaux enjeux ou de nouvelles opportunités pour l’économie solidaire ?

Avec la crise, l’économie solidaire va évidemment servir d’amortisseur aux classes les plus défavorisées. Cependant on pourrait espérer que l’économie solidaire se saisisse d’un véritable discours politique. Dans ce contexte, on voit aussi la reprise de l’outil de travail par les salariés avec le retour de la question de l’autogestion qui avait disparu du paysage de l’économie française. Il me parait important que l’économie solidaire se réapproprie son histoire et son imaginaire qui portent une dynamique. Issu de l’associationnisme, l’économie solidaire n’est ni un discours de l’économie de marché qui se contenterait de réinsérer les exclus dans l’économie de marché, ni le discours purement marxiste qui prônerait la prise du pouvoir avant tout. De tradition libertaire, elle cultive une méfiance par rapport au pouvoir et préfère l’organisation en réseau et la démocratie directe et participative. Ces aspects gagneraient à être réfléchis pour construire un discours qui soit lui même une identité politique pour l’économie solidaire.

Je pense que par le travail des chercheurs et d’acteurs politiques et économiques un espace commence à se dessiner, composant une image de l’économie solidaire plus large et plus riche que celle qui préside actuellement à l'échelle européenne à savoir l’insertion. Mais à tous les niveaux, il va falloir batailler pour ne pas laisser réduire l’économie solidaire.

Le nouvel esprit solidaire Bruno Frère Préface de Luc Boltanski Postface de Jean-Louis Laville Editions Desclée de Brouwer, 2009, 430 p Collection : Solidarité et société