L’ESS, 10 ans après ses débuts
Les 12 et 13 septembre 2013, l’association d’économie sociale et la chaire ESS de l’université de Marne la Vallée réunissaient une centaine de chercheurs et universitaires sur le thème des nouvelles frontières de l’ESS. Une table ronde était organisée à cette occasion sur le bilan à tirer des 10 dernières années. Aperçus de l’échange.
Quatre acteurs étaient particulièrement invités à s’exprimer:
- Christiane Bouchart pour le RTES,
- Danièle Demoustier pour les universitaires,
- Alain Lipietz pour son rapport de 1999 sur le tiers secteur, demandé par Martine Aubry,
- Hugues Sibille, actuellement vice-président du Crédit Coopératif et président de l’AVISE.
Le terme d’ESS est en effet très récent : ce sont Hugues Sibille, à l’époque Délégué interministériel à l’économie sociale et Alain Lipietz, à l’époque député européen des verts, qui l’ont inventé. Les assises régionales pour l’économe sociale tenues dans ce début de décennie réunissaient en effet les partisans de l’économie sociale et ceux de l’économie solidaire. Le ministère du travail était plutôt tenté par "Tiers secteur", version française du "non profit".
Cette bataille sur les termes n’est pas anodine. Elle identifie un mouvement, pose des éléments de langage (comme on dirait aujourd’hui) et surtout marque des frontières.
Et il y en a bien besoin avec l’arrivée tonitruante de l’économie positive… et de ses porteurs médiatisés que l’on connaissait moins regardants sur le capitalisme. S’il y a accord désormais sur les termes, Alain Lipietz défend le caractère auto déclaratif de cette reconnaissance alors que d’autres intervenants font davantage référence a l’agrément et à la reconnaissance par les pouvoirs publics.
Pour Danièle Demoustier, si la loi a aujourd’hui un intérêt, c’est aussi parce qu’elle remet en débat ces questions et repolitise l’économie.
Le financement de l’ESS est LE sujet transversal pour les quatre intervenants. _ Alain Lipietz évoque la nécessité d’un financement public PERMANENT de l’utilité sociale, la confondant avec le « halo sociétal », qui est cette organisation du « secteur de l’ESS », entre le principe d’échange et le principe de redistribution. Comment en définitive financer la réciprocité ?
Christiane Bouchart évoque le frein des financements, malgré l’appui constant financier et politique d’un grand nombre de collectivités territoriales depuis 2002 qui se retrouvent naturellement au RTES. La création de la BPI est donc une bonne nouvelle pour autant qu’elle s’intègre bien au paysage territorial des financements solidaires et qu’elle apporte des réponses de grande échelle. La question de la propriété du capital des entreprises sociales ne lui semble pas pour autant résolue.
Autre élément de convergence, la montée en puissance de l’organisation territoriale de l’ESS et de la coopération.
Christiane Bouchart souligne que l’ESS est désormais une politique locale identifiée dans les schémas régionaux de développement économique, reconnue au niveau des territoires et maintenant, avec le ministre de l’économie sociale et solidaire, au niveau national, co-construite la plupart du temps avec les acteurs de l’ESS. Cette marque de fabrique est une autre manière d’aborder les relations entre la puissance publique et les acteurs du territoire.
Danièle Demoustier reconnaît cette progression sur les territoires, cette amélioration de la transversalité dans les politiques publiques avec un dépassement de la vision sectorielle, ce renouvellement de l’inter-coopération aboutissant à de nouvelles formes d’échanges.
Hugues Sibille pointe toutefois un paradoxe : alors même que ces politiques publiques prennent de l’importance, l’ESS demeure un nain politique. Le refus ou le manque de leadership serait-il la cause de cette "nanité" ? Pour lui, l’ESS aura passé un cap nouveau lorsqu’elle aura de l’influence politique. Il est approuvé par Danièle Demoustier qui trouve le discours politique techniciste et économiciste, deux maladies dont il faut sortir.
Christiane Bouchart s’interroge plutôt sur le couple élu / citoyen, sur la place de l’élu dans l’animation du territoire mais aussi la place du citoyen auquel il faut redonner le pouvoir dont il a été dépossédé dans le domaine économique.
Pourquoi ne pas mettre en place des enquêtes d’utilité sociale auprès des populations pour qu’elles jugent en dernier ressort des intérêts de telle ou telle initiative économique ?
Alain Lipietz s’interroge sur « l’empowerment », terme intraduisible selon lui et aboutissant à des positionnement soit ultralibéraux, soit révolutionnaires.
Danièle Demoustier met l’accent sur deux régressions :
- la loi ESS est un catalogue de mesures qui ne met pas en avant les conflits idéologiques,
- elle trouve que la hiérarchisation entre coopératives et associations qui tend à s’instaurer n’est pas bonne pour l’avenir.
Elle pense que la recherche en ESS qui s’est renouvelée ces dix dernières années doit essayer de davantage conceptualiser pour rendre compte de ces évolutions, pour « déséconomiciser » l’ESS, pour permettre au citoyen de se réapproprier la vie économique, rejoignant ainsi Christiane Bouchart et Alain Lipietz.
Hugues Sibille, quant à lui, préfère pointer quatre paradoxes pour terminer le tour de table.
- l’ESS a percé dans l’opinion publique mais la bataille de l’opinion est loin d’être gagnée. L’ESS pourrait se résigner à n’être que l’amortisseur de la crise.
- l’ESS ne gagnera cette bataille que si elle s’intéresse à nouveau à la qualité de ses emplois.
- l’ESS est devenue un laboratoire social mais ne perce pas au niveau macro social. Il y a là un plafond de verre que l’ESS n’a pas fait sauter.
- l’ESS est une force économique mais, comme il l’a déjà exprimé, demeure une force politique faible, sans reconnaissance au niveau européen notamment.
Cette dernière intervention permettra à la salle de s’exprimer. Une expression "décoloniser l’imaginaire pour passer à une phase de théorisation" semble caractéristique à la fois du débat mais aussi des réactions des universitaires présents. Dans le contexte actuel de crise des idées et de reflux des comportements solidaires, le débat idéologique autour de la loi ESS doit davantage être porté; les chercheurs réunis au sein de l’AES doivent s’emparer des initiatives transformatrices des territoires et de la société.