" Les modes d'actions et les principes défendus par les acteurs de l'EFSS sont au coeur du nouvel agenda international de la transformation" - Carlos de Freitas
Carlos de Freitas est conseiller spécial du Fonds Mondial pour le Développement des Villes (FMDV), qui accompagne les collectivités territoriales dans le financement durable de leurs projets de développement urbain inclusif, résilient et bas carbone. Il revient pour nous sur l'actualité de l'ESS à l'international et sur le rôle possible des coopérations internationales des collectivités pour soutenir l'ESS dans les territoires. Il insiste aussi sur le rôle actif que doivent jouer les acteurs de l'ESS dans les sommets internationaux.
Quels sont les grands enjeux d’actualité du développement de l’ESS à l’international ?
La place de l'Économie et de la Finance Sociales et Solidaires* se développe de plus en plus à l'international, mais reste faible en tant que telle en regard de la visibilité qu’elle devrait avoir. Elle se meut sous d'autres vocables : économie inclusive, investissements d'impact ou responsables, microfinance, social business, coopérativisme...entrainant un certain flou qui ne facilite pas son institutionnalisation à une échelle de décision et d’action internationale.
Il n'existe pas non plus de dialogues intégrés et pair-à-pair entre ministres sur les questions d'EFSS. Cela s'explique par un morcellement des acteurs, avec différentes visions selon les continents et l'absence d'une culture et d'une appartenance commune à l'EFSS ; le fait également que des politiques et lois nationales de l’EFSS sont encore trop peu nombreuses, ou ne disposent pas de ministères de référence : donc pas de moyens de mise en œuvre conséquents permettant aux acteurs de « faire masse » ensemble.
Pour autant les modes d'actions et les principes défendus par les acteurs de l'EFSS sont au coeur du nouvel agenda international de la transformation, de l'agenda climatique par exemple qui suppose des transformations radicales.
L'enjeu majeur pour l'EFSS aujourd'hui est donc de devenir une macroéconomie et macrofinance de référence. Et cela signifie constituer un niveau de visibilité suffisant autour des acteurs de l’EFSS et de leurs stratégies et programmes d’actions, mais également de parvenir à les réunir au travers de cercles d’influence qui promouvront leurs acquis et potentiels de partenariat auprès des acteurs clefs qui portent conseil aux ministres, élus, financeurs et entrepreneurs formels et informels.
Notre présence sur la scène internationale est donc une priorité si l’on veut sortir de la niche locale -et parfois nationale- dans laquelle on nous enferme trop souvent comme une économie et une finance palliatives, alors qu’il s’agit pourtant bien d’économies et finances transformatrices.
En matière d'institutions internationales, on ne dispose actuellement que d’une Task Force inter-agences des Nations Unies (UNTFSSE) dénuée de moyens, d’un groupe pilote international de pays promoteurs de l’ESS (GPIESS) qui vivote, et de la perspective de l'alliance « Pact for Impact » encore naissante.
Les réseaux internationaux de l'EFSS sont toutefois présents dans les grandes conférences onusiennes afin de promouvoir son apport à la mise en œuvre des accords adoptés par les pays membres :
- Le Programme d'Action d'Addis Abeba sur le financement du développement (juillet 2015).
- L'Agenda 2030 pour le Développement Durable (septembre 2015), et ses 17 objectifs de développement durable (à ce sujet, retrouvez notre article sur la conférence en ligne « ESS & ODD » du 14 mai).
- L'Accord de Paris sur le Climat (décembre 2015) (à noter que le nouveau Champion Chilien de Haut Niveau pour l’Action Climat Mondiale, Gonzalo Muñoz, est le PDG d’une entreprise sociale, TriCiclos, spécialiste de la gestion des déchets. Cela ouvre des opportunités de plaidoyer important dans la jonction entre Climat et EFSS).
- Le Nouvel Agenda Urbain mondial, texte onusien signé par 167 pays en 2016 en Équateur lors de la conférence Habitat III, fait ainsi explicitement référence -et pour la première fois dans un texte onusien de cet ordre - à l’expression ESS, ainsi qu’aux mix de solutions qu’elle propose.
Ces 4 textes s'inscrivent dans un nouvel agenda mondial de la transformation sociétale, qui se réfère finalement peu au vocable « EFSS », mais dont l'opérationnalisation fait pourtant souvent écho aux solutions portées par les acteurs de l'EFSS, et sans que ces derniers soient appelés à contribuer aux échanges.
D’une certaine manière, on peut résumer en disant que nous ne sommes pas encore suffisamment visibles, donc pas crédibles.
(*EFSS : vocable utilisé par le FMDV, trouvant la terminologie « ESS » trop restrictive et ne permettant pas d'intégrer la branche de la finance solidaire pourtant au coeur des instruments de la transformation au même titre que l’ESS)
Comment les coopérations internationales des collectivités peuvent permettre le développement de l’ESS sur les territoires ?
Les collectivités territoriales, et notamment les françaises, se remettent en question depuis une dizaine d’années par rapport au format des coopérations décentralisées mises en œuvre dans les années 80/90. Elles développent à présent un dialogue plus équilibré, avec des enjeux économiques plus prégnants. Mais elles ont tendance à devenir les agents du rayonnement économique de leur pays (avec l'objectif d'offrir des débouchés aux entreprises de leur territoires). C'est légitime mais cela pose question, rejoignant ainsi le débat sur les principes de l'aide internationale « non liée ». Les collectivités doivent promouvoir une diversité d'actions qui ne soit pas forcément sous-tendue par des intérêts économiques.
L’action internationale des villes et régions est également et en premier lieu politique, elle a trait à la promotion et à l’opérationnalisation de nos agendas de la transformation dans une époque trouble de montée des extrêmes et de remise en cause du multilatéralisme, donc, fondamentalement, d’attaques contre les notions de solidarité et de « responsabilités communes mais différenciées ».
Le développement de l’EFSS par les coopérations internationales des collectivités passe par :
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Une meilleure formation/sensibilisation des élus (notamment ceux en charge des relations internationales) sur les apports possibles de l’EFSS dans les différentes politiques sectorielles publiques de coopération. Les élus locaux connaissent souvent assez mal l'EFSS au-delà de quelques initiatives symboliques de microfinance, de coopératives ou des mutuelles de santé. Les coopérations internationales peuvent permettre de renforcer le dialogue entre acteurs de l'EFSS et collectivités dans des pays où les administrations locales et le processus de décentralisation restent faibles et récents. Il n'y a pas mieux qu’un dialogue pair à pair entre élus pour convaincre des élus locaux partenaires d’impulser un soutien mieux structuré aux acteurs de l’EFSS et de nouvelles formes de partenariats à fort potentiel transformatif au niveau local (cf. notamment sur la question des marchés publics locaux ou des garanties apportées aux projets locaux EFSS).
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Des interventions davantage structurantes que par la multiplication des petits projets, qui permettent de changer d'échelle, en finançant par exemple l'amorce d'un fonds territorial de développement fléché vers l’EFSS, ou en soutenant le développement d’une filière économique plutôt qu’une seule association, un seul projet. Le RTES a aussi un rôle à jouer ici en développant des partenariats avec des réseaux d’élus nationaux dans les pays de coopération, ce qui permet d'intervenir auprès des élus du pays en question à un niveau plus systémique sur l’intégration de l’EFSS comme axe de travail des élus.
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La promotion et le développement du droit à l’expérimentation des collectivités (une innovation mondiale présente dans la loi française). Une des leçons apportées par les élus des pays du Sud c’est qu’ils agissent dans des cadres beaucoup plus souples, avec parfois moins de normalisation et de bureaucratie, les coopérations passant souvent par des échanges informels. Dans les pays développés, on impose à la puissance publique de ne pas prendre de risque. La prise de risque relève du secteur privé, ce qui sert d’ailleurs souvent à légitimer les politiques de baisses structurelles des dépenses et services publics sur fond de discours sur l’efficacité et l’impact. Pourtant, les collectivités peuvent très bien être innovantes et disruptives, et le contexte actuel d’urgence climatique suppose d'ailleurs, pour la puissance publique, de prendre des risques face et en réponse aux bouleversements attendus, ceci, en s’appuyant sur les acteurs de l’EFSS qui sont dans l’expérimentation permanente (formats de partenariats, modèles économiques et financiers, solutions appliquées).
Comment renforcer la place de l’ESS dans le sommet Afrique/France 2020 ?
Les acteurs de l'EFSS doivent participer à ces discussions en proposant un agenda EFSS de la durabilité et des transformations, en prenant au mot les Etats sur leurs engagements internationaux en la matière. Ils doivent se mobiliser et saisir cette opportunité pour peser sur l'agenda des discussions en apportant leurs solutions, notamment sur la promotion de ce qu’ils considèrent comme la « ville durable ».
Cela suppose pour eux de sortir de leur zone de confort, de faire un saut qualitatif en se positionnant à un niveau de débat et sur un thème qui ne sont pas habituellement les leurs. Ils gagneront en crédibilité en démontrant qu'ils peuvent venir renforcer les politiques gouvernementales de coopération internationale, ce qui contribuera à changer l'échelle des considérations sur l’EFSS, et à faire de l'EFSS une macroéconomie et macrofinance de référence.
Ils peuvent organiser des side-event sur les solutions apportées par l’EFSS en marge du sommet de Bordeaux, mais il serait plus intéressant d'agir à l'intérieur du Programme. Le 2e dialogue africain sur l'ESS organisé par le GSEF et le Réseau Africain de l’ESS (RAESS, membre du RIPESS), et auquel deux élus membres du RTES ont participé, a décidé de la création d’un réseau d’élus africains de l’ESS et de la tenue du premier forum africain de l’ESS qui aura probablement lieu au Maroc début 2020. Cela peut être un préalable intéressant pour les acteurs de l’EFSS, pour les collectivités et des réseaux comme le RTES, afin de préparer le sommet Afrique-France, et de proposer des pistes opérationnelles et de plancher sur des propositions et engagements concrets.
Quelles opportunités représentent, selon vous, les conférences Pact for Impact ?
De prime abord, si on peut être réticent face à ces grands-messes du multilatéralisme qui ont souvent du mal à aboutir sur de l'opérationnel, c'est là aussi une opportunité à saisir pour les acteurs de l'EFSS !
Le sommet des 10 & 11 juillet 2019 ne sera d'ailleurs qu'un point de départ permettant de fixer un cap commun, avec l'objectif de constituer une feuille de route très opérationnelle et des groupes de travail qui se réuniront par la suite, en vue de nouveaux sommets Pact for Impact.
Les réseaux internationaux de l’EFSS voulaient que ce type de sommet existe. À nous d'être présents pour promouvoir une autre vision de l'économie et de la finance, à formuler un discours audible auprès des interlocuteurs internationaux présents, et à problématiser ces sommets, en se demandant comment l'EFSS peut nourrir l'agenda mondial du développement durable.
Les acteurs de l'EFSS doivent prendre leur place dans ces rencontres internationales au même titre que les acteurs traditionnels. Actuellement, je remarque que les banques coopératives sont absentes des rencontres sur le développement, le débat est trusté par les grandes banques commerciales, les agences bilatérales de développement et la Banque mondiale. Par ailleurs, les grandes fondations internationales s'engagent de plus en plus dans des programmes de soutenabilité. Les acteurs de l'EFSS doivent aller les chercher sur ce terrain, en leur démontrant que leurs actions correspondent exactement à ce qu'elles souhaitent mettre en oeuvre.
Nous avons besoin que l'EFSS ne soit plus une exception mais qu'elle devienne la norme, cela réclame des acteurs et des collectivités qu'ils réfléchissent à leur rôle, à leur mode d'action, et à leur mobilisation en vue de ce que nous appelons le « plaidoyer pour l’action ». C’est à cette condition que nous serons réellement en mesure d’intégrer le changement durable au sein du système de gouvernance mondial, national et local de la transformation.