Interview de Mohamed Gnabaly (version longue - lettre papier n°32)
Version longue de l'entretien réalisé avec Mohamed Gnabaly pour la lettre papier n°32 du RTES (Février 2019) consacrée à "Politique de la ville & ESS".
Vous êtes maire de l'Île-Saint-Denis depuis juillet 2016 et dirigeant-fondateur de la SCIC Novaedia. Quel regard portez-vous sur l'évolution ces dernières années des relations entre acteurs de l'ESS et élus locaux ?
J'ai un regard limité au département de la Seine-Saint-Denis, où j'observe une alliance très forte entre les élus locaux et la société civile. On peut même dire qu'il y a quasiment une délégation de service aux publics aux acteurs de l'ESS lorsque les communes n'ont pas les moyens de faire en direct ou par choix politique.
Au fil des dix dernières années, il y a eu des changements culturels pour les acteurs de l'ESS comme pour les élus locaux. Des changements accélérés par l'évolution des modèles économiques et les réformes de la formation, de l'IAE…qui obligent à travailler différement, avec une émancipation des acteurs de l'ESS devenus plus autonomes. Dans le même temps, j'ai le sentiment d'une évolution de la perception par les élus locaux, qui regardent moins les acteurs de l'ESS exclusivement comme des acteurs sociaux, mais qui les considèrent aujourd'hui davantage comme des acteurs économiques.
Les acteurs de l'ESS sont passés d'un statut « d'agents réparateurs » sur les territoires, à un statut « d'agents de développement local » générateurs d'emplois et d'innovations.
Quelle articulation entre Politique de la Ville et de l'ESS ?
Les communes rurales et les quartiers en Politique de la ville vivent à certains égards les mêmes difficultés et notamment une désertification des services publics d’État. En tant que maires, nous demandons simplement l'égalité républicaine, le même niveau de service public sur l'ensemble du territoire.
Il y a un glissement qui s'opère, la Politique de la ville est censée compléter les politiques de droit commun afin de réparer les fragilités d'un territoire, mais aujourd'hui on se rend compte que la Politique de la ville vient seulement palier les manques des politiques de droit commun. Certains territoires ont l'impression que l'on donne beaucoup de moyens aux quartiers en Politique de la ville, alors qu'en fait nous manquons de moyens de droit commun !
La Politique de la ville accorde de plus en plus d'importance au développement économique local, et donc à l'ESS. Elle joue clairement un rôle de facilitateur et d'accélérateur pour les projets d'ESS. Pour autant, son cadre règlementaire n'est pas toujours propice aux innovations, les priorités nationales ne correspondent pas toujours forcément à celles du terrain. Il faudrait davantage se concerter sur ces priorités et sur leurs déclinaisons locales.
Les participants au séminaire "Politique de la ville & ESS" du 18 septembre 2018 ont présentés plusieurs facteurs de réussite des initiatives d'ESS implantées en QPV. Parmi ceux-ci, on retrouve l'importance de l'ancrage local des initiatives et la mobilisation d'un écosystème d'acteurs sur un temps long. Qu'en pensez-vous ?
Les projets d'ESS sont autant socio-économiques que politiques. Pour réussir, ils s'ancrent nécessairement dans un projet de territoire, porté par les élus locaux. Par exemple, pourquoi avons-nous décidé d'installer Novaedia et la Ferme des possibles à Stains ? Avant tout en réponse à un projet politique local, les élus souhaitant créer un pôle d'ESS autour de la transition écologique sur cette commune.
Il est nécessaire d'avoir une vision commune du développement territorial entre porteurs de projets et élus locaux et de développer son activité en réponse aux besoins du territoire. Les porteurs de projets doivent se considérer comme des agents de développement local, qui créent du lien entre politiques publiques, entreprises et habitants du territoire.
Les participants ont également identifiés quelques freins au développement de ces initiatives, et notamment le contexte actuel de précarité des financements (nécessitant d'ailleurs de mobiliser de multiples partenaires pour favoriser l'hybridation des ressources). Faites-vous le même constat ?
Oui, cela fait écho aux changements culturels que l'on évoquait. Concernant Novaedia, nous avions intégré cette nécessité d'une autonomie financière et d'une hybridation des ressources dès le départ. Nous avons refusé d'entrer dans un dispositif d'insertion précis (EI, EA, ACI…) avec le souhait de mélanger les publics et de diversifier notre offre de services afin d'avoir un modèle économique pérenne.
Quels seraient selon vous d'autres facteurs de réussite et difficultés potentielles pour les initiatives d'ESS implantées en QPV ?
Les acteurs de l'ESS ont besoin d'avoir un cadre règlementaire stable et clair, avec des conventions de financement triennales par exemple.
Ils ont besoin d'une visibilité à long terme, pour pouvoir définir des stratégies de développement qui prévoient la temporalité, les besoins financiers et l'ampleur territoriale de leur développement.
La question de la temporalité peut créér des frictions, car l'échelle de temps n'est pas la même entre élus, administration publique et porteurs de projets.